Depuis quelques temps, la jeune fabricante de jouets avait l’impression que quelque chose clochait. Ruby avait pourtant à peu près bien dormi cette nuit – sans doute que dormir sur une peluche en cours de fabrication avait amélioré le confort de son sommeil. Elle s’était bien nourri pour ne pas s’évanouir comme il y a peu. Aussi suite à une bonne douche et avoir prit un chocolat chaud bien fumant, la demoiselle aux cheveux de sang avait ouvert sa boutique. Elle se jucha alors derrière son comptoir, comme tous les jours, regardant d’un air absent les gens du dehors vaquer à leurs occupations. Parfois, elle se demandait pourquoi ces gens couraient dans tous les sens de la sorte. Elle avait souvent l’impression qu’ils étaient toujours pressés, comme mus par une force puissante qui leur ordonnait d’aller répondre à telle ou telle activité supposément intéressante, et ce le plus vite possible.

Pourtant, aujourd’hui, les gens avaient l’air de marcher moins vite. Ils semblaient préoccupés, se murmurant des choses les uns aux autres. Leurs visages étaient moins enjoués que d’ordinaire, reflétant plutôt une sorte d’anxiété sous-jacente. Un peu effrayés. Mh. Bon sang, ça sentait le commérage à plein nez dehors. Comment elle le savait ? Allez savoir. Mettez ça sur le compte d’une excellente capacité d’observation – eh oui, il valait mieux si elle tenait à faire de belles œuvres – ou de la fameuse intuition féminine même si vous voulez. Toujours est-il qu’elle n’était pas assez curieuse pour s’intéresser aux dires de badauds dès le matin. Elle poussa donc un petit soupire en se mettant à peindre quelques jouets en fabrication derrière le comptoir, laissant la journée s’écouler doucement mais sûrement, comme d’habitude.

Enfin, jusqu’au milieu d’après-midi où une petite tête blonde très familière vint à passer la porte de sa modeste boutique dans un fracas. Le petit bout d’homme était surexcité, il sautait dans tous les sens, un large sourire aux lèvres d’avoir appris quelque chose venant des grands. Ahlala. Qui sait ? Elle allait finalement peut-être savoir ce qui se racontait dans le village depuis le matin même.

« Ruby ! Ruby ! Tu devineras jamais ce que je viens d’apprendre ! » Lança le petit Valen avec joie en s’approchant du comptoir, le regard luisant.
« Effectivement, mais je crois que tu vas me le dire, n’est-ce pas ? » S’aventura la demoiselle, un sourire attendri aux lèvres tandis qu’elle laissait sa peinture de côté.
« Il parait que Louve s’est levée du mauvais pied ce matin ! Elle aurait carrément pété un câble, du coup elle veut même plus sortir de chez elle ! »

Victorieux, le petit Valentin n’avait aucune idée de la gravité de ce dont il parlait en annonçant une telle rumeur à Ruby. Le sourire de la demoiselle s’évanouit d’un coup, balayé par la tempête qui s’abattait sur le moral de sa grande amie Louve. Soupirant doucement, la jeune fille intima à Valen’ de rester ici, de se faire à manger s’il le souhaitait et que si quelqu’un la demandait, le magasin était fermé pour la journée. Elle ne prit même pas le temps d’écouter sa réponse. La renarde à la fourrure de sang gambadait alors pieds nus dans les rues et ruelles commerçantes de son quartier, soutirant - comme à chaque fois qu’elle sortait – des regards amusés, intrigués ou curieux aux passants. Que lui importait ! A l’heure actuelle, la seule certitude que Ruby avait, c’était que son amie avait besoin d’elle. Là, maintenant. Pour un peu, elle s’en voulait de ne pas avoir été plus curieuse ce matin. Elle aurait pu agir depuis longtemps ! Restait à espérer que Louve n’avait pas fait de bêtise.

Arrivée dans la boutique de la fleuriste, la jeune fille était essoufflée d’avoir ainsi sprinté chez sa collègue, sa chevelure de feu en bataille à cause de la vitesse et sa robe blanchâtre froissée par les mouvements vifs de ses jambes sur elle. Un peu gênée de s’imposer aussi dans la boutique, Ruby demanda à voir Louve à la fleuriste. Elle crut voir cette dernière pâlir lorsqu’elle lui indiqua le chemin à emprunter pour monter à l’étage, où son amie habitait. Arrivée devant sa porte, Ruby ne prit pas le temps de se poser des questions, frappant à la porte pour signaler sa présence à son amie avant de se présenter sans rentrer, par pure politesse et avertissement accessoirement.

« Louve ? Tu es là ? » Commença Ruby, un tantinet inquiète. « C’est moi, Ruby. Allez ouvre-moi, s’il te plait. » Lui demanda-t-elle calmement pour finir.

L'appartement était méconnaissable. Elle qui faisait pratiquement toujours au mieux pour qu'il soit chaleureux et accueillant voilà qu'il était dans un bazar monstre. Telle une tornade, sa colère avait tout dévasté sur son passage, sans distinction -ou presque, évitant juste les travaux des enfants que son inconscient se refusait à réduire en miettes. Louve avait fermé les volets, s'était barricadée chez elle, avait fait un raffut monstre en déplaçant un meuble pour le mettre devant la porte et fait de même avec la fenêtre, elle avait recouvert chacun des miroirs qui gisaient chez elle, et s'était emmitouflée dans sa couverture. La blonde n'avait plus envie de voir qui que ce soit. Qu'ils aillent tous dans le Reflet ou ailleurs ! Ou bon leur chante mais qu'ils ne l'approchent plus ! Plus jamais ! Qu'un seul d'entre eux ne l'observe plus en coin plus avec son regard dégoulinant d'envie. Qu'ils cessent tous de la dévorer des yeux comme un steak saignant jeté à des charognards affamés. Qu'ils s'éloignent tous d'elle ! TOUS !

Méticuleusement elle réduisit en miettes ce qui était autrefois un cahier, arrachant les pages une à une, puisqu'elle avait déjà fait de même avec la couverture, avant d'en faire des confettis. Comme de nombreux autres objets d'ailleurs -qui pourtant avaient été beaucoup plus solides. Elle était à la moitié de la feuille, quand soudain de l'autre côté du monde on l'appela.

Ses sens aux aguets, elle grogna. Fort, comme un animal blessé qui n'a que faire de savoir si l'assaillant est ami ou ennemi. Si elle avait pu elle aurait montré les crocs. Louve n'avait pas envie de les voir. Elle sentait encore sur sa peau, leurs étreintes, leurs souffles putrides au creux de son cou, leurs mots pseudo séducteurs au creux de son oreille, ses mains baladeuses sur son corps, elle frissonna de dégoût, eut un haut le corps et retint de peu le maigre et unique repas qu'elle avait pris le matin même. Louve se recroquevilla, les mains plaquées sur ses oreilles, elle ne voulait rien entendre, rien savoir. Elle voulait juste qu'ils partent tous, et qu'ils la laissent tranquille.

- Partez. Lâcha-t-elle entre ses dents serrées, comme une ultime sommation avant une condamnation à mort.

Dans son esprit embué, rien ne fit écho au prénom de Ruby, pas même l'ombre d'une couleur. Rien. Rien d’autre que la désagréable sensation qu’il y avait bien trop d’hommes autour d’elle pour que cet endroit soit vivable.

La seule réponse que Ruby obtint à se demande de permission d’entrer fut un grognement de rage. Hm, ça ne présageait rien de bon pour la suite des évènements tout ça. Ruby fronça les sourcils, se demandant intérieurement ce qui avait pu pousser Louve à se retrancher de la sorte. Elle avait bien remarqué, en arrivant chez la fleuriste, qu’une bonne partie des volets du premier étage étaient fermés. Son amie se serait-elle sérieusement barricadée chez elle ? Elle en avait bien peur… Tendant l’oreille contre la porte pour savoir ce qu’il se passait à l’intérieur, la demoiselle aux cheveux de sang ne distingua aucun son audible, à sa grande déception. Du moins, jusqu’à ce que son homologue renfrogné lui ordonne de partir. Néanmoins quelque chose clochait dans la façon dont Louve avait eu de lui rétorquer de s’en aller. Sérieusement, pourquoi elle se mettrait à la vouvoyer soudainement ?! Plus inquiète encore qu’auparavant, Ruby était bien décidée à se montrer ferme cette fois et à entrer dans cet appartement, de gré ou de force ! Serrant son poing, la demoiselle donna trois coups à l’aide de l’angle de sa main, de sorte à ce que le bruit se fasse plus fort.  

« Oh, Louve ! Réveille-toi ! Depuis quand tu me vouvoies, hein ?! Qu’est-ce qu’il t’arrive franchement ? » Appela la demoiselle, d’une voix ferme et forte, de sorte à ce qu’on l’entende distinctement à l’intérieur.

En fait, Ruby avait deux hypothèses sur ce qu’il pouvait se passer dans la tête de Louve en ce moment. Peut-être avait-elle fait un cauchemar et ce dernier l’avait décidée à se protéger du reste du monde ? Ou bien, plus simplement, Louve avait un côté somnambule qui la rendait un peu déboussolée ? En réalité, elle n’en avait aucune idée. Elle espérait juste que le scénario était aussi gentillet que ses hypothèses de sorte à ramener rapidement son amie à la raison. Elle avait fait tellement pour elle par le passé, il était bien du devoir de la fabricante de jouets de lui rendre un peu la pareille.

Sur cette pensée de pure bonne volonté, la demoiselle tenta sans grand espoir d’ouvrir la porte, actionnant la poignée pour découvrir que la porte était belle et bien fermée à clé. D’un autre côté, le contraire aurait été étrange vu l’attitude de son amie. Soupirant doucement, la jeune fille recula dans le couloir de sorte à se trouver de l’autre côté de ce dernier. Maintenant, elle avait bien l’élan nécessaire à ce qu’elle souhaitait entreprendre, à savoir défoncer la porte. Quoi ? Si Louve n’était pas décidée à la laisser entrer, elle allait simplement lui imposer sa présence. De gré ou de force, elle allait ramener la traductrice d’Espérance dans le monde auquel elle appartenait. Armant ses mains de chaque côté de sa bouche, Ruby prit une profonde inspiration avant de se mettre à crier à pleins poumons :

« LOUVE, SI T’ES DERRIERE CETTE PORTE, BOUGE DE LA ! J'VAIS LA DEFONCER ! » Ordonna la jeune femme.

Bon, restait maintenant à espérer que son gabarit et sa vitesse lui permettraient de réaliser son souhait. Quoi ? Oui, elle savait que c’était dur une porte, et qu’elle risquait de se faire du mal. Le plus grave c’était pas la porte, au pire elle lui remplacerait par une plus jolie ! Non, enfin avec un peu de chance son amie voudrait bien finir par lui ouvrir en voyant tous les efforts qu’elle faisait pour pénétrer chez elle. Deux secondes plus tard, Ruby s’élança à pleine vitesse vers la porte, lui montrant son épaule pour la défoncer. Elle s’écrasa violemment contre cette dernière en un cri de douleur. Hm, oui c’est résistant une porte. Enfin, la porte aussi souffrait de recevoir un coup si puissant. Peut-être qu’en réessayant elle finirait par s’ouvrir ? Ruby repartit donc de son point de départ en se frictionnant avec attention son épaule endolorie, priant intérieurement pour ne rien se casser à force d’agir ainsi. Et la demoiselle réitéra son action passionnée, s’écrasant à nouveau contre la plaque de bois, bien décidée à la faire céder. Elle réitérerait son acte jusqu’à ce qu’elle puisse rentrée à l’intérieur. D’une façon ou d’une autre, elle viendrait en aide à Louve…

Des tréfonds de son esprit embrumé il lui sembla que quelqu'un l'appelait. Quelqu'un d'important pour elle. Son prénom résonna deux fois, mais était-ce réellement le sien ? Est-ce que cet alignement de lettres lui été vraiment destiné ?

Lentement elle se redressa, tandis que la porte s'ébranlait, la faisant sursauter. Ses iris azurés coulèrent sur la table qui en bouchait l'accès, le meuble n'était pas très imposant, et un peu branlant, encore deux coups de cette intensité et pour sûr ce qui essayait d'entrer y parviendrait. Un vague souvenir d'une silhouette large d'épaules s'immisça dans son esprit, la faisant frissonner intégralement de dégoût.

- Partez ! Ordonna-t-elle dans sa folie à l'illusion qui se dressait devant elle.

Après un temps à chasser cette vision néfaste, la blonde fixa la porte, interdite, semblant hésiter entre ouvrir et attendre que ça se passe. Elle observa la seule autre issue : sa fenêtre, qu'elle avait pris soin de barricader, puis les autres pièces qui ne la mèneraient nulle part. Autant en finir tout de suite, alors ?

Elle n'était pas décidée pourtant à bouger d'avantage. Un second choc ébranla à nouveau la pièce, repoussant le meuble près d'elle, sans pour autant qu'un quelconque signe de réaction trouble ses traits fins. Elle se redressa lentement, mettant la couverture sur ses épaules, et saisit le premier objet qui passa à sa portée à savoir : un vase en terre cuite, se préparant à accueillir la source de tout ce chahut...singulièrement.

En elle, une colère sourde, destructrice, vengeresse, semblait livrer bataille à ce qui lui restait de conscience sur son environnement, mais manifestement la raison n'était pas la plus forte. Un nouveau grognement s'échappa de sa gorge : un cri animal et enragé. Son corps se contracta et serrant fermement le vase, elle attendit le dernier assaut, sur le qui-vive.

Douleur et anxiété. Telles étaient les deux émotions qui s'entrechoquaient dans l'esprit de Ruby lorsque cette dernière reprenait de l'élan pour tenter d'enfoncer la porte de Louve. L'anxiété que son amie ne soit possédée par un quelconque démon de passage, illusion d'un songe traumatisant qui embrumerait son regard sage. Car Dieu seul savait à quel point Ruby aimait et admirait l'aînée qu'elle tentait alors, tant bien que mal, de sauver d'elle-même. Douleur, car en reprenant une troisième fois son élan, la demoiselle aux cheveux de feu ne sentait presque plus son épaule ainsi que le haut de son bras. Elle ressentait même des picotements - ou comme certains les appellent des "fourmillements" - au bout de ses doigts. Caractéristique particulièrement remarquée au réveil après s'être endormi sur l'un de ses bras, la circulation sanguine dans le membre ayant eu plus de mal à s'effectuer. Les traits crispés de son visage et la rougeur qui apparaissaient sur son épaule n'auguraient rien de très positif pour la jeune fille, cliniquement parlant.

Au diable la douleur! Son amie valait plus aux yeux de Ruby qu'un petit bobo qui risquait de l'handicaper pour un temps. Ce fut donc sur cette dernière pensée que la rouquine rougeoyante s'élança de tout son poids contre la lourde planche de bois.


Dans sa course folle, la fabricante de jouets avait en partie démise la porte de l'habitat de Louve de ses gonds. Ceux du dessus en l'occurence. Elle n'eut pourtant pas le temps de s'attarder sur ce détail insignifiant. Emportée par la cinétique qu'elle avait provoquée avec son élan, la porte n'avait que peu ralenti Ruby dans son sprint. Aussi la demoiselle finit sa trajectoire lorsque son flan heurta un plan dur qui lui soutira un nouveau cri, plus de surprise que de douleur cette fois. La jeune femme se laissa tomber au sol de ce qui l'avait arrêtée. Une table apparemment. Encore en bois. Décidemment, ce matériau devait avoir une bonne grosse dent contre l'Egyptienne aujourd'hui.

Reprenant vaguement ses esprits, Ruby réalisa qu'elle se trouvait enfin dans le lieu qu'elle avait tant convoité. Néanmoins, sa douleur à l'épaule la ramena violemment à la réalité et l'empêcha de se féliciter d'avoir vaincu son adversaire de bois. Dans l'espoir d'apaiser la douleur lancinante qui émanait de son épaule, Ruby se mit à frotter vigoureusement la zone douloureuse avant que ses yeux ne s'ouvrent sur une ombre. Elle découvrit alors la silhouette de son amie. Elle n'eut toutefois pas le temps de se sentir soulagée qu'elle remarqua que l'autre était armée d'un vase. Ni une ni deux, les réflexes d'enfant battue de la fabricante de jouets refirent surface à son esprit, la laissant se recroqueviller sur elle-même, les bras braqués sur la défensive.

"Non! Pas ça!" S'écria la jeune fille d'une voix tremblante tendit qu'elle remarquait que deux petites larmes de douleur s'écoulaient de ses yeux.

Tiens, une petite voix vint s'immiscer dans son esprit. Tu n'aurais pas un soucis de coordination par hasard? Ah oui, maintenant qu'elle y pensait, son bras droit ne se levait presque pas pour se défendre du vase de terre cuite qu'elle avait peur de recevoir sur la tête. D'ailleurs, c'était à peine si elle arrivait à le bouger. Contrairement au gauche qui défendait son visage avec loyauté.
Oh non, pas encore des problèmes...