- Oh, tiens, je ne savais pas que tu jouais de l'accordéon, Julien ! Faudra que tu me fasses écouter !Je pense que c'est cette phrase là qui m'a fait réaliser qu'il se passait quelque chose.
C'était un début de journée comme les autres, monotone et interminable. J'avais terminé mon travail à la ferme, et je traînais comme d'habitude dans les environs, à la recherche d'un élément qui serait resté dans ma mémoire. Je cherchais toujours deux choses : Une pointe et une personne. Aujourd'hui, je suis tellement frustré d'avoir cherché pendant si longtemps une réponse aussi simple que je m'en mord les doigts.
Je disais donc.
Je me baladais dans l'école, un bâtiment qui, je le pensais en tout cas, n'était pas du tout fait pour moi. Je ne passais pas souvent dans ce coin, je n'avais pas envie de répondre aux questions des dizaines d'élèves qui me demandaient si je venais tout juste de débarquer dans une classe. A croire que tous les fermiers étaient invisibles. Mais j'avais bien choisi mon moment, les couloirs étaient entièrement vides, ça devait être un jour de repos. J'avais franchi la porte de la salle de musique sans vraiment y penser, mais j'avais bien fait, parce que c'est là que m'attendait le premier morceau de mon passé.
Il était poussiéreux, et sa couleur terne lui donnait un air abîmé. Ce n'était vraiment pas le plus beau des accordéons, mais ce n'est pas le plus important. Pour moi, cet instrument était une illumination. Sans réfléchir, j'ai foncé sur lui, et frotté mes mains dessus pour retirer les saletés. Je n'ai même pas songé au possible propriétaire, j'ai instinctivement pensé qu'il m'appartenait, qu'il était là pour moi et moi seul. Je savais que ce n'était pas ce que cherchais, mais je m'en foutais, l'instrument me faisait autant de bien qu'un verre d'eau après une traversée du désert. Sur l'instant, je n'ai pas tout de suite réalisé que j'avais porté de l'intérêt pour quelque chose, et ce n'est qu'en croisant Noah dans la rue que je me suis pris la vérité en pleine face.
- Oh, tiens, je ne savais pas que tu jouais de l'accordéon, Julien ! Faudra que tu me fasses écouter, un jour !Tu l'as compris, je n'aimais pas trop Noah. C'était parfaitement le genre de connaissance un peu lourde, qui faisait tout pour être ton ami et qui revenait même si tu le refoulais. Et pourtant, je dois avouer que sur le coup, il m'a fait réfléchir. Je ne faisais que le porter dans mes bras, et il m'a tout de suite pris pour un musicien suffisamment expérimenté pour faire écouter ses morceaux à ses proches.
- Peut-être un jour !L'accordéon m'avait transformé à tel point que je ne m'étais même pas rendu compte que j'avais pris un ton enjoué.
A partir de là, tout s'est accéléré. J'ai apporté l'instrument dans ma chambre et j'en ai joué tout le reste de la journée, ignorant les grognements de Percelot qui tentait de faire une sieste. J'ai récupéré mes anciens réflexes comme un enfant qui monterait sur un vélo après une pause de 3 ans : Lentement, mais sûrement. J'étais heureux, j'avais enfin un souvenir auquel me raccrocher, et même si il ne faisait pas partie de ceux que je cherchais, c'était déjà une avancée prodigieuse comparée au reste.
Puis, je crois que j'ai continué à jouer. Chaque jour, je faisais mes obligations de petit fermier et je retournais à la musique, même si je réveillais mes compagnons de chambre. Au début, ils râlaient, bien sûr, mais au fur et à mesure de mes progrès, ils se levaient presque avec le sourire aux lèvres, doucement tirés du lit par des petites mélodies douces que j'inventais moi-même.
Curieux de cette facette de ma personnalité qu'ils ne connaissaient pas, ils me posaient des questions diverses, comme le nombre d'années de pratique ou le nombre de morceaux que je connaissais. Je ne savais que très rarement leur répondre, mais...
Au moins, je faisais l'effort de vouloir leur répondre.
Je ne me rendais même pas compte des progrès que je faisais, à l'instrument comme au caractère. Un jour, en ayant marre d'avoir le mur de ma chambre en face des yeux, je suis sorti pour prendre un grand bol d'air frais et voir des gens.
Moi, Julien, je suis sorti pour voir des gens.
Ça me semblait tellement naturel que rien ne me choquait, je parcourais les campagnes avec un grand sac, et dès qu'un endroit me plaisait, je m'arrêtais, je m'asseyais et je regardais le monde défiler.
Inconsciemment, je cherchais toujours ma pointe, mais cette obsession avait pris une place moins importante, et l'envie de regarder au loin pour apercevoir un élément familier a progressivement été remplacé par la vision de mes spectateurs. Ils venaient spontanément, je ne faisais même pas assez de bruit pour être entendu depuis les habitations. Ils étaient de tous âges, les plus petits s'asseyaient en face de moi, et les plus âgés restaient derrière, regardant successivement les collines ou la mer, puis mes doigts pianotant sur les touches. Le bouche-à-oreille s'était fait très rapidement, et ils étaient toujours une vingtaine à venir quotidiennement. Ils s'intéressaient de plus en plus à moi, et moi, je m'intéressais de plus en plus à eux.
Victor avec son regard critique m'intimidait, mais au fond, je savais qu'en tant que musicien, il comprenait très bien que je n'étais qu'un débutant. L'épave agressive et effrayante que j'avais rencontrée au bar était oubliée.
Magena dévoilait pratiquement toujours un grand sourire quand elle venait, et passait son temps à regarder le paysage en se laissant bercer par la musique. Toujours perdue dans ses pensées, tu te serais très bien entendue avec elle, j'en suis sûr.
Résine, même si elle n'aimait pas rester dans la foule et qu'elle ne faisait que passer, restait toujours quelques secondes, pour entendre quelques notes avant de repartir. Je ne voulais pas croire qu'elle n'aimait pas ma musique, alors je faisais toujours quelques efforts supplémentaires quand je la voyais arriver.
Vaelph semblait toujours hésiter entre rester et partir, ralentissant la marche quelques instants avant de finalement se décider. Je me rappelle d'une fois où il était resté plus de 5 minutes, mais il ne semblait pas concentré sur ce qui se passait, et a fini par s'en aller. A croire qu'il ne savait s'amuser que dans le rêve...
Rei n'est passé qu'une fois, et ne s'est arrêté que quand il s'est rendu compte que c'était moi qui jouait. C'est dommage qu'il ne se soit pas arrêté grâce à la bonne ambiance, mais comme il est resté plutôt longtemps, je ne lui en veux pas. J'espère qu'il réussira à prononcer un mot un jour.
Fioccolino, c'était le petit qui me faisait toujours sourire, surtout quand je parvenais à l'apercevoir dans sa cachette, loin des autres mais suffisamment proche pour entendre. A chaque fois que je remarquais sa présence, j'improvisais quelques partitions plus douces, comme si j'étais face à un animal craintif et qu'il ne fallait pas faire trop de bruit.
Nonna aussi était plutôt distante, et elle avait un visage neutre que je n'ai jamais retrouvé chez les autres petites filles. Elle était moins prudente que Fioccolino, mais n'était jamais dans la foule pour autant. J'espère qu'elle me pardonnera un jour d'avoir été le pire père qu'il soit.
Alexandre restait toujours à l'écart de quelques pas, et il ne passait pas très souvent, mais quand il venait, j'avais toujours l'impression de voir un vieil ami, même si je ne l'avais connu avant. Il était très expressif, et le voir se dandiner quand j'entamais une partie plus rapide m'arrachait toujours un petit rire.
Louve s'asseyait toujours parmi les enfants, et c'était la première à demander le silence dès que l'un d'eux chuchotait trop fort. On aurait dit une mère qui emmenait une classe à un spectacle, et je me demandait parfois si elle n'avait pas réellement un lien de parenté avec un bambin.
Elmeraud, c'était la statue du groupe. Il était là, et il ne bougeait pas, avec une expression qui ressemblait furieusement à la mienne dans mes mauvais jours. J'ai bien peur qu'il n'ait jamais répondu à mes sourires, mais je suppose qu'il était comme moi, et qu'il avait juste besoin de retrouver son accordéon à lui.
Noah, mon premier fan, était très souvent présent. Si on lui avait donné des banderoles, des écharpes à mon nom et un chant de supporter, il serait devenu complètement dingue... Finalement, je me demande si ce n'est pas lui qui me manquera le plus, ses petites danses improvisées resteront longtemps dans ma mémoire.
Napoléon, lui, donnait une impression de fierté, comme s'il était celui qui m'avait tout appris et qu'il reconnaissait ses leçons dans mes mouvements. Malgré sa folie, il ne me faisait pas vraiment peur. En réalité, c'était plutôt valorisant de voir un empereur assister à mes performances, héhé.
Et enfin, Bird.
Le directeur, le chef, le dictateur et le tuteur de toutes les personnes que je t'ai cité.
Il passait de temps en temps, mais il avait l'air de désapprouver ce que je faisais. Il semblait aimer la musique, mais il voyait bien que je n'étais plus le gamin boudeur et désagréable que les rumeurs colportaient. Quand je lisais dans son regard, j'avais l'impression qu'il avait peur de me perdre, que j'allais mourir demain et qu'il ne me reverrai jamais. Je ne comprenais pas ce regard, je ne lui ai jamais parlé, et on a jamais été proche. Malgré tout, il essayait de me sourire, mais je ne suis pas dupe. Aujourd'hui, je suppose qu'il avait peur que je regagne mes souvenirs.
Et puis, un jour, tout ça s'est arrêté.
J'avais passé la soirée à une petite fête improvisée par Noah et quelques autres personnes à chanter, danser, manger et boire. Il y avait pratiquement tout le monde, et on s'était bien amusés. Je parlais aux gens, je rigolais avec les gens...
J'appréciais les gens.
J'aimais quand ils me racontaient leurs histoires et leurs vies, leurs anecdotes au marché et leurs cauchemars dans le rêve. Que le sujet soit drôle ou sérieux, j'écoutais, parfois avec une seule oreille, mais c'était devenu rare. J'avais changé. Je pense que c'est au beau milieu d'une danse avec une fille de mon âge que je m'en suis rendu compte. Je n'y ai pas prêté beaucoup d'attention, j'ai eu le regard vague quelques secondes mais une blague de Noah m'a tout de suite réveillé.
A ce moment là, j'ai décidé de faire comme si de rien n'était, et j'ai profité au maximum de ma dernière journée à Espérance.
Le lendemain, je me suis réveillé tôt. J'avais un peu mal au crâne, mais j'ai serré les dents, et j'ai quitté ma chambre à tâtons, mon accordéon sur le dos. Par précaution, quelques provisions ont terminé dans ma poche, car je ne savais pas à quoi m'attendre, et j'avais un peu peur, mine de rien. Quand j'ai quitté le village, le soleil venait à peine de se lever. J'avais les larmes aux yeux, mais je ne me suis pas retourné. C'était vraiment injuste, et je m'en mordais la langue.
Pourquoi est-ce que c'est quand tout s'arrange qu'il faut partir ?
Je me pose toujours la question, et pourtant, dieu sait que je préfère être dans ce lit d'hôpital que d'être dans un bourg inconnu complètement amnésique.
Parmi tous ces amis, je n'en reverrais probablement aucun, peut-être même que certains ne sortiront jamais de leur coma. Noah, Fiocco, Nonna, Percelot, Giac... Le simple fait de dire qu'ils me manqueront ne suffit pas.
C'est une deuxième vie que je viens de quitter.
L'atmosphère des rues qui s'éveillent est magnifique, et les visages souriants auxquels je n'ai répondu qu'à la toute fin me poursuivront pendant tout le reste de mon existence. J'ai l'impression de me souvenir de chaque passante et de chaque enfant qui jouait sur les pavés.
Je regrette de ne pas avoir tous les noms, je regrette de ne pas pouvoir dire un mot sur chaque personne, car j'aurais aimé le faire, je n'ai juste pas eu suffisamment de temps.
Après, je crois me souvenir que j'ai franchi le mur, mais je n'ai rien de plus précis en tête. Mais ce n'est pas important, je suis de retour, et c'est tout ce qui compte.
Voilà, j'ai terminé mon histoire. Un peu longue et farfelue, mais c'est sympa de l'avoir écoutée jusqu'au bout, vieux frère.
- C'est normal, Ju', c'était une très belle histoire.Merci, Nicolas, tu es et tu resteras sans doute le seul à avoir entendu tout mon rêve, t'es le seul en qui j'ai suffisamment de confiance pour raconter tout ça sans passer pour un fou.
- Il y a trop de détails pour que ce soit juste un rêve, et tu es resté parfaitement conscient pendant tout le long. Je suis content d'être celui que tu cherchais, en tout cas.Oh, tu n'étais pas le seul, il y avait aussi cette bonne vieille Tour Eiffel.
- Si ça ce n'est pas être patriote !Ça n'a aucun rapport avec le fait d'être patriote, nigaud, c'est juste le dernier endroit où on était sensé faire notre spectacle.
- Sèche tes larmes, t'es vivant, maintenant, et moi aussi.Ton opération s'est bien passée ?
- Parfaitement bien. Sèche tes larmes, je t'ai dit !Je n'ai pas envie de sécher mes larmes. Bird et les autres vont laisser une sacrée marque dans ma mémoire, alors qu'elle soit à l'intérieur ou à l'extérieur...
Au fait, la chanson que tu chantais à mon réveil, c'est une nouvelle ? Comment tu l'as appelée ?
- Je n'y ai pas encore pensé, mais pourquoi ne pas l'appeler...« Espérance » ?