Virgile prenait l'écorce de l'arbre entre ses doigts. Il glissait la pulpe de son index dans les sillons du bois et plantait ses ongles sur les bords saillants, afin d'en arracher des morceaux qu'il laissait tomber au sol. Ce geste machinal occupait la part de lui qui n'était pas mobilisée dans la production de langage. Il s'était lancé dans une explication détaillée de la pigmentation des végétaux et récitait avec enthousiasme ce qu'il savait, dénombrant l'effet des anthocyanes, des chlorophylles, des caroténoïdes et leur répercussion sur les animaux qui s'en nourrissaient. Son discours était ponctué de grands gestes enveloppants. Posant ses yeux sur son élève, il vit dans la langueur de son regard que celle-ci ne l'écoutait plus. Il ne s'en effraya pas et continua son exposé de la même voix cajoleuse et émerveillée bien que sa fierté en ait pris un coup. Il tenta d'émouvoir son amie en lui parlant des fleurs qui la ravissaient tant lorsqu'il lui en ramassait sur les bords des chemins. Cela fit germer en elle une question qui le toucha. Virgile descendit de ses grands chevaux et de la hauteur de ses jambes par une flexion de celles-ci qui lui permis de s'accroupir à côté de son aimée.
Cette manie qu'elle avait de le vouvoyer avait finit par lui plaire. Surtout lorsqu'ils n'étaient que tous les deux, dans l'intimité de leur jeu et que personne ne pouvait les entendre. Il tenait à son image d'anarchiste échevelé et cette relation de pouvoir qu'il entretenait avec Dante aurait bien pu la ternir. Dante le savait bien et en prenait parfois parti en le criant tout haut aux oreilles des progressistes dont il et elle se moquaient. Virgile en rougissait bien qu'il se sente hautement subversif des normes bourgeoises. Il prêtait au jeu d'amour qu'il entretenait avec Dante la possibilité d'une réalisation avant-garde de la critique de la domination, éminemment perdu entre son désir de soumettre et son désir de libérer. Le consentement mutuel justifiait l'équilibre de cette relation.
Les lunettes rondes avaient glissées le long du nez droit, laissant apparaître deux yeux dardant le masque. Virgile posa un doigt sur la lèvre inférieure de Dante pour la caresser. Il ne pouvait s'empêcher d'associer l'énigme qu'elle lui posait à l'énigmatique qui venait de la prononcer. La métonymie valait toutes les fleurs d'Espérance. Virgile passa sa main derrière l'oreille ronde dont il connaissait les contours et empoigna affectueusement une mèche de cheveux qu'il relâcha aussitôt pour remonter ses lunettes.
« Mais tu es la chose la plus belle, Dante : sous tous les rapports, tu es la plus délicate des manifestations terrestres de la beauté. Si je te suis, alors il y a de grandes chances pour que ta peau somptueuse enveloppe une vicieuse, n'est-ce pas ? Alors ce que tu dis est vrai ? Tu es bien la plus belle... La plus vicieuse de mes amoureuses... ? »
La dernière phrase, Virgile l'avait presque chantonnée, bouleversé qu'il était par un désir polymorphe . Il se pencha lentement pour offrir ses lèvres.
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